Le projet prend pour point de départ la mise en débat actuelle des disciplines rassemblées sous l’étiquette Humanités, qui se trouvent notamment questionnées sur les modalités de leur portée sociale. Il vise à répondre à cette interrogation transversale en cherchant à éclairer ce qui peut constituer les savoirs produits par les Humanités en savoirs critiques, c’est-à-dire des savoirs qui portent en eux l’exigence de leur utilisation créatrice. L’hypothèse soutenue veut que les Humanités critiques tiennent leur valeur sociale d’un régime singulier d’élaboration, de circulation et d’usage dans lequel elles se sont historiquement constituées. L’horizon de questionnement qui émerge à partir de ces prémisses est le suivant : en quoi consiste au juste ce régime singulier ? dans quelles conditions – théoriques et pratiques, intellectuelles et matérielles – s’est-il élaboré ? dans quelle mesure peut-on en étudier la répercussion sur les contenus théoriques des savoirs rangés dans la catégorie des Humanités ? Ce questionnement nous engage à établir une genèse des Humanités critiques, reposant sur l’étude des théories critiques en France et en Allemagne dans l’après-guerre et de leur régime d’élaboration et de diffusion. En effet, la construction – ou l’expérimentation – et la théorisation de savoirs critiques est un trait marquant de l’après-guerre en France et en Allemagne, à l’intersection des disciplines phares que sont alors la théorie de la littérature et la critique littéraire, la théorie du cinéma, la philosophie, la linguistique et la sémiologie.
Cette séquence historico-idéologique est envisagée par le prisme de l’activité des revues, lieux collectifs de production et de circulation des savoirs aux frontières – des traditions nationales et des disciplines, mais aussi des formes d’écriture et de diffusion. Le projet se propose de recenser et de décrire ces lieux, ainsi que les fonctions de transfert qu’ils ont assumé. La méthode évitera autant la perspective individualisante que la perspective holiste, en envisageant plutôt les formes collectives et empiriques de développement des pensées critiques françaises et allemandes, selon une approche contrastive, généalogique (qui resitue les textes théoriques dans leur environnement intertextuel originel), horizontale (qui étudie les interrelations de revues contemporaines les unes des autres). Les techniques d’analyse seront empruntées à l’analyse socio-discursive, attentive aux formes rhétoriques des textes d’idées et aux infrastructures qui les soutiennent, ainsi qu’à l’archéologie conceptuelle, conçue au croisement de l’histoire des idées et de l’histoire culturelle des intellectuels. Ces choix de corpus et de méthode permettront, dans un second temps, d’analyser l’impact de ce régime de production et de circulation des savoirs dans la conceptualité même des pensées critiques française et allemande d’après-guerre. Le travail consistera ici à déterminer les différentes figures du savoir critique que le régime singulier des revues autorise : production de lignes de démarcation, pluralisation des points de vue, diffraction du réel, mise en tension d’éléments contradictoires, mise en scène de rapports de forces, élaboration d’un diagnostic, etc. Enfin, le projet se nourrit également d’une application concrète, puisque l’un de ses objectifs est la création d’une plateforme numérique. Articulée aux enjeux actuels des humanités numériques, la plateforme « Humanités critiques » viserait à mettre en acte et à éprouver empiriquement la fonction de collectivisation des savoirs et, plus particulièrement, la création de communautés intellectuelles à géométries variables, qui constitue l’une des figures du savoir critique en revue dans la séquence considérée.
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