Comment étudier la circulation des savoirs ? À partir de quels indices ? Suivant quelle méthode ? Quel est le potentiel émancipatoire des savoirs savants élaborés par les disciplines en sciences humaines ? Sarah Cordonnier, maître de conférences en Sciences de l’Information et Communication à l’Université de Lyon 2 et membre du groupe Elico, a dégagé des pistes pour répondre à ces questions dans une conférence organisée par l’ARC « Genèses et actualité des humanités critiques » (Genach) à l’Université de Liège, le 7 novembre 2016  .

Partant du projet de recherche défini par le groupe Genach, qui porte sur l’étude de la circulation des savoirs dans les revues intellectuelles françaises et allemandes (1945-1980), la conférencière fait l’exercice d’une relecture de ses propres travaux pour tenter de dégager un cadre méthodologique et des concepts-clés. La question de la circulation des savoirs savants, « produits dans des cadres disciplinaires et intellectuels » (6 :11), est abordée, dans les études de l’intervenante comme dans le projet de l’ARC Genach, sous l’angle de leur finalité, de leur portée critique ; Sarah Cordonnier souligne qu’à l’inverse, on peut aussi porter l’attention sur la manière dont ces savoirs sont susceptibles de se constituer en un outil de contrôle, contribuant à une normalisation des pratiques.

La conférencière propose d’adopter une approche socio-discursive , dans laquelle le discours n’est pas à traiter avec des outils linguistiques : il serait plutôt à considérer dans la perspective foucaldienne, où l’énoncé, composé de multiples facettes (stratégies énonciatives, concepts, etc.), progresse dans l’archive. Des outils sociologiques, comme les enquêtes, viennent compléter la dimension discursive, de manière à interroger l’aspect social de la circulation des savoirs. Ce cadre amène quelques concepts-pivots : tout d’abord, la notion de discours chez Michel Foucault, mais également celle de dispositif, ensemble d’éléments hétérogènes articulés en vue d’une stratégie qui ne se laisse pas voir – c’est là le travail du chercheur d’en objectiver les mécanismes, d’autant plus puissants qu’ils sont invisibles. Ensuite, la dyade peircienne immédiat-dynamique, qui caractérise l’interprétant (soit, pour Peirce, le signe que constitue la représentation mentale d’un autre signe perçu par un sujet). L’interprétant immédiat correspond ainsi à une interprétation stricte, formelle (par exemple, regarder la tenue du conférencier sans pour autant écouter la teneur de son propos), tandis que l’interprétant dynamique y ajoute des éléments pour favoriser la compréhension du signe. Ce couple notionnel donne une prise pour penser la diversité des processus signifiants que l’on peut rencontrer dans la circulation des savoirs . Enfin, le concept de reconnaissance d’Eliseo Veròn permet de casser la logique mécaniste des formes de communication : plutôt que d’étudier la circulation des informations d’un pôle émetteur vers un pôle récepteur, il s’agit ici de considérer que « les contextes et les situations dans lesquels sont produits les discours peuvent différer des contextes et des situations de la reconnaissance » (16 :30). On peut aisément reconstruire a posteriori l’espace de production d’un texte ; par contre, les formes de reconnaissance sont animées de dynamiques différentes. L’étude de ces formes amène à s’intéresser à ces moments de reconnaissance avec des critères différents de ceux que l’on utilisera pour une analyse de la production.

La conférencière poursuit son exposé en détaillant les principes méthodologiques présidant à la réalisation de ses enquêtes. C’est en premier lieu l’entrée dans le questionnement selon un point de vue situé sur un objet (relativement) circonscrit et délimité : en effet, le point de vue que l’on adopte sur l’objet produit des effets sur la manière dont on fait émerger les questions, et les réponses que l’on peut y apporter . Ensuite, les enquêtes sont « nécessairement hétérogènes » (23 :03) et ne se limitent pas à des entretiens. Cette hétérogénéité se traduit dans l’articulation des démarches qualitatives et quantitatives : ainsi, en parallèle d’une étude détaillée d’un numéro de revue ou des œuvres d’un auteur, on peut procéder à des comptages ciblés qui permettent au chercheur de changer son regard sur les matériaux (par exemple : le comptage sur tableau Excel d’indicateurs particuliers dans un corpus bibliographique, qui contribue à aplatir et à décontextualiser les données, à mettre en lumière des éléments nouveaux). Un autre élément d’hétérogénéité est le lien entre les discours et les pratiques : on sera attentif à la manière dont ils s’articulent, s’influencent, se déterminent, etc . Enfin, les enquêtes s’enrichissent par la variation des échelles : spatiales, de taille d’objet (analyse d’une œuvre ou d’un courant de pensée), ou temporelles (on peut ainsi étudier un même objet dans plusieurs temporalités différentes).

À partir de cela, Sarah Cordonnier propose de se mettre en quête des régularités ; non pas sur une base factuelle ou statistique, mais à partir de ce qui, dans les textes, les trajectoires, les objets, etc. présentent certaines formes de récurrences, en particulier où l’on n’en attend pas. La prise en compte de ces régularités permet d’accéder à ce qui est constitué en sens commun – dans ce que l’expression peut avoir de péjoratif, mais aussi par la mise en évidence d’éléments partagés qui amènent à identifier des groupes de personnes, et aussi ce qui fait que les groupes se constituent comme tels. L’intervenante illustre cette démarche par le travail qu’elle a mené sur les discours entourant les expositions d’art contemporain, où la régularité apparaît dans la manière dont les médias parlent de l’artiste non comme d’un « génie créateur » mais plutôt comme d’un chercheur qui « problématise le monde » (39 :06). L’observation des régularités n’a pas vocation à apporter une réponse définitive aux questions de recherche, mais à leur trouver des principes d’intelligibilité.

La conférencière présente ensuite une étude en cours, où elle applique ce cadre méthodologique aux faits de circulation des savoirs dans des revues internationales en Sciences de l’Information et de la Communication, à partir d’un corpus de vingt ouvrages collectifs récents dans la discipline. Elle en a identifié les différents contributeurs, recensé leur bibliographie, leur nationalité, leur appartenance à des associations, etc. Cette étude a permis de montrer en quoi l’appartenance à un même groupe, qui partage ses références, joue un rôle dans les logiques de publication, et de mettre en évidence le caractère structurant des associations. Elle a également pu cibler les numéros de revues qui étaient centraux dans cette communauté disciplinaire .

On pourra se dire, au terme de la conférence – et de l’aveu même de l’intervenante – qu’on n’en sort pas, à proprement parler, armé de concepts opératoires pour traiter la question de la circulation des savoirs. Mais l’intérêt de cet exposé repose précisément sur le fait qu’il invite à assumer l’hétérogénéité, le caractère composite, pour reprendre l’intitulé du titre, inscrit dans la lignée des travaux de Joëlle Le Marec (2002), de la démarche entourant l’étude d’un tel objet ; nécessitant de la créativité pour construire les indicateurs pertinents en regard du corpus étudié. De cette créativité, les travaux présentés sont le témoin, et le cadre méthodologique bien balisé dégagé par la conférencière à partir de ceux-ci constitue un guide utile pour cerner la complexité d’une analyse de la circulation des savoirs savants.

Bibliographie

Cordonnier, Sarah. 2011. « Observer les usages des sciences humaines dans l’exposition d’art contemporain ». Tracés. Revue de Sciences humaines, no #11 (décembre): 123‑34. doi:10.4000/traces.5295.

Id., 2007, « Deleuze et la littérature : réception anglo-américaine », dans Gelas Bruno, Micolet Hervé, Deleuze et les écrivains : Littérature et philosophie, Cécile Defaut, pp.363-377, 2007. <halshs-00643811>.

Id., 2017. « Les sciences consacrées à la communication, laboratoire disciplinaire ? Analyses exploratoires d’un discours « international » ». Revue française des sciences de l’information et de la communication, no 10 (janvier). doi:10.4000/rfsic.2750.

Le Marec, Joëlle. 2002. « Ce que le «terrain» fait aux concepts: vers une théorie des composites ». HDR, Université Paris 7. En ligne : http://pagesperso.lina.univ-nantes.fr/~prie-y/archives/ENACTION-SCHOOLS/docs/documents2009/HDR_Le_Marec.pdf.