Depuis plusieurs années, les institutions de recherche développent toute une gamme de stratégies de « mise en visibilité » des travaux de leurs chercheurs (via des capsules vidéo, des entretiens dans des magazines institutionnels, etc.). Ceux-ci sont par ailleurs encouragés, d’une part à publier dans des revues de prestige hyper-spécialisées (en anglais, à haut facteur d’impact, classées « A ») pour favoriser la reconnaissance de leur travail par les grilles d’évaluation de la recherche (dont les méthodes sont critiquables et critiquées), d’autre part à multiplier les ouvertures vers la sphère dite « profane », ou à franchir les frontières disciplinaires traditionnelles, notamment via des interventions dans les médias ou des carnets de recherche qui s’autorisent des prises sur l’actualité.
Ces quelques exemples de logiques relativement récentes gagnent à être interrogés dans un cadre plus large, qui prenne en considération la variété des supports et des dispositifs par lesquels les discours de savoir sont mis en circulation. Le cas des humanités (lettres, philosophie, sciences humaines) est à cet égard particulièrement intéressant à observer : ces disciplines, qui ont connu très tôt des formes d’institutionnalisation associées à des supports particuliers (pensons aux grammaires et aux dictionnaires), sont aujourd’hui tiraillées entre, d’une part l’exigence de se conformer à des standards de scientificité imposés par les sciences dites « dures » et l’usage abusif d’indicateurs pauvres tels l’indice « h », d’autre part l’exigence de justifier leur « valeur sociale » en portant leur discours sur « l’actualité ».
Parmi les supports de la circulation des savoirs, le cas des « revues savantes » apparait sans doute comme prototypique de ces différentes tensions. L’étude des revues est en plein essor, depuis une trentaine d’années, suscitant de plus en plus d’articles savants, de monographies et de thèses, ainsi que des numéros de revues. Cela dit, ces travaux se sont essentiellement concentrés sur les revues intellectuelles et littéraires, laissant en grande partie dans l’ombre le lieu même d’où sont conçues et publiées ces études : la sphère universitaire et ses instances éditoriales, dont les revues savantes. Accompagnant les transformations de la vie universitaire, de leurs premières esquisses au xviie siècle jusqu’à leur actuelle centralité dans la trajectoire des chercheurs, les revues savantes ne se sont pas développées en vase clos. Entre celles-ci et les revues intellectuelles, littéraires, voire artistiques, les échanges, conflits et jeux de distinction sont nombreux et souvent cruciaux, touchant selon les cas collaborateurs, discours, genres textuels, types d’illustrations, travail de mise en page ou circuits de diffusion.
Le cas des revues permet ainsi d’identifier une grille de questionnement qu’on peut appliquer plus largement à d’autres supports, voire à tous les dispositifs dans lesquels s’inscrit le discours de savoir, y compris dans ses formes orales (séminaire, colloque, conférence, entretien, etc.).
Embrassant a priori ce très large spectre, le questionnement pourra privilégier telle entrée d’analyse particulière :
- trajectoires d’auteurs : comment un même acteur du champ de production intellectuelle circule d’un support à l’autre, selon quels rythmes, quelles séquences et avec quels effets sur sa trajectoire personnelle ? Pensons aux exemples d’un Roland Barthes collaborant aux Lettres nouvelles, à Arguments, Poétique, Communications et Tel Quel, d’un Michel Van Schendel publiant dans Liberté, Socialisme, Recherches sociographiques, Voix et images et quelques autres revues.
- usages des citations : comment un auteur circule en fonction de la distribution de ses citations (formats, disciplines, langues, pays) et comment s’y opère les déplacements du transfert disciplinaire (un philosophe lu en littérature ; un sociologue, en arts visuels, etc.) ? Cette topologie peut être facilitée par les banques de données des humanités numériques qui permettent aussi de documenter la circulation différenciée, voire antinomique, de l’intellectuel médiatique et du chercheur à grand rayonnement.
- migrations de topiques : comment une même problématique de recherche, ou un même noyau d’idéologèmes, ou encore un même champ terminologique migre à travers différents supports ? L’exemple classique à cet égard pourrait être celui de la topique de « l’aliénation », véritable mot de passe de la culture savante des années 1960.
- différenciations et reproductions de formats : en quoi le post d’un carnet de recherche se distingue de l’article en revue, et en quoi ce dernier reproduit éventuellement des marques de la conférence orale ? Ce jeu de différenciation et de reproduction des formats peut concerner les supports matériels, le paratexte éditorial ou les propriétés rhétoriques et linguistiques des discours (énonciation, lexique, syntaxe). Par ailleurs, cette différenciation fournit paradoxalement, à son tour, l’occasion aux critical reviews telles London Review of Books, Times Literary Supplement ou New York Review of Books de (ré)articuler études savantes, textes de création et prises de position politiques et documenter ainsi le renouvellement de leurs résonances mutuelles.
Quelle que soit l’entrée privilégiée, la question des supports et de la circulation des discours de savoir en humanités se déploie en plusieurs axes de problématisation transversaux :
- Usages et effets socio-institutionnels : les supports servent à bien d’autres choses qu’à simplement « communiquer » des contenus. Leurs propriétés internes se prêtent à différents usages sociaux et produisent des effets dont la portée est souvent institutionnelle. Ainsi, nombre de revues savantes sont de puissants facteurs de disciplinarisation des savoirs ; d’autres (ou les mêmes) sont devenues des instruments économiques, contrôlés par l’oligopole des compagnies régissant leur diffusion (Elsevier, Wiley etc.), en même temps que de purs instruments comptables d’évaluation de la carrière d’un chercheur ; d’autres supports encore s’inscrivent dans démarche de vulgarisation, voire d’appropriation des savoirs savants. Cet axe concerne aussi les effets des supports sur la temporalité et la culture de la vitesse dans laquelle est prise l’activité de production et de consommation des savoirs et contre laquelle s’élève le mouvement du slow professor.
- Hybridations entre art et savoir : les supports du discours de savoir sont souvent des lieux de tension entre différents régimes de discursivité, qui se côtoient et dès lors s’influencent nécessairement, en production comme en réception. Que l’on songe aux illustrations à prétention esthétique qui accompagnent certaines publications scientifiques en ligne, aux revues, anciennes ou récentes, qui accueillent autant des textes de création que des textes de recherche, ou encore des présences académiques dans des lieux et sur des supports associés à la sphère artistique (musées, expositions, performances, etc.).
- Hybridations entre sphères « savante » et « profane » : c’est l’axe transversal le plus évident, puisqu’il concerne l’effet de frontière, ou à l’inverse de franchissement de frontière, que provoquent certaines propriétés des supports. Loin d’être uniquement inscrits dans la rhétorique des textes, les partages ou les échanges entre le « savant » et le « profane » sont pour une part des constructions dues aux supports. En outre, les circulations des auteurs, des topiques ou des formats peuvent dessiner des parcours de va-et-vient entre une sphère socio-discursive restreinte, et une autre à diffusion large.
- Spécificités et transferts culturels : la cartographie des supports et de leurs auteurs plus ou moins collectifs pourrait documenter cette dynamique ou rivalité inter-champs par la reconstitution de l’espace de circulation des auteurs et des modalités d’occupation et de transformation de leur statut sur des scènes parallèles, que ce soit à l’intérieur d’une sphère socio-culturelle donnée (française, québécoise, états-unienne, etc.), d’une aire socioculturelle élargie (la francophonie, la sphère universitaire anglo-saxonne) ou entre les cultures.
Organisateurs
Jean-Pierre Couture, François Provenzano.
Comité scientifique
Grégory Cormann, Jean-Pierre Couture, Björn-Olav Dozo, Thomas Franck, Caroline Glorie, Jeremy Hamers, Antoine Janvier, Michel Lacroix, Céline Letawe, Ingrid Mayeur, Mark Potocnik, François Provenzano.
Affiche-programme de l'événement: