Argumentaire

Depuis quelques années, la Théorie critique et les humanités numériques connaissent une actualité universitaire particulièrement foisonnante. Si pour la première, il s’agit d’un retour à l’avant-scène de la recherche, les secondes, en revanche, traversent avec des fortunes diverses une première phase d’académisation progressive. Partant de cette actualité commune mais rarement problématisée en un même geste réflexif, la journée d’études Théorie critique et humanités numériques veut être l’occasion d’interroger la réalité de la recherche en sciences humaines aujourd’hui. 

Au sein des humanités numériques se sont développées deux tendances, caricaturées en anglais par l’opposition « hacking vs. yacking ». La première est avant tout fondée sur des compétences techniques, ses adeptes mettant volontiers les mains dans le cambouis du code. La seconde est animée par tous ceux qui, non praticiens, ont consacré essais et articles aux questions épistémologiques du digital turn, interrogeant les bouleversements constatés et supposés du numérique dans le domaine des sciences humaines. Il ne s’agira pas pour nous de discuter cette alternative de positions trop forte et, à notre avis, trop rigide pour comprendre les usages des humanités numériques. Nous voudrions plutôt dégager une troisième voie, médiane, qui concerne bon nombre de chercheurs en sciences humaines aujourd’hui. Ni programmeurs, ni analystes spécialisés des outils numériques, ces chercheurs se réapproprient quotidiennement les outils, les objets et les méthodes des humanités numériques en les reconfigurant et en les adaptant aux besoins d’une analyse critique des productions culturelles.

Conçue comme un temps de réflexion sur cette voie médiane, la journée d’études Théorie critique et humanités numériques se penchera sur un ensemble de croisements possibles entre l’École de Francfort et les humanités numériques. Certes, lorsqu’à la fin des années cinquante, les sciences historiques et la linguistique s’emparent pour la première fois dans le champ des sciences humaines de l’ordinateur comme outil de recherche quantitative, la Théorie critique a déjà livré une part essentielle de ses ouvrages fondamentaux. En un premier temps, elle n’envisage donc qu’à la marge les productions culturelles (objets, acteurs, industries, dispositifs) qui font les prémisses des « digital humanities ». La rencontre entre Théorie critique et humanités numériques s’impose pourtant avec une forme d’évidence qui se trouve au départ de cette journée d’études.

Le projet de la Théorie critique s’inscrit en effet au plus profond d’une critique des Lumières enfantées par les humanités de la Renaissance, ainsi que d’une requalification de l’émancipation intellectuelle et politique. Or, les « humanités numériques » permettent de remettre ce projet à l’épreuve d’objets qui réinvestissent massivement certaines des thématiques majeures de la Théorie critique (technicisation et reproductibilité de la représentation, émancipation, participation et collectivité, etc.). Plus précisément, en tant que transdiscipline qui envisage les dispositifs numériques comme des objets et des outils, les humanités numériques rencontrent d’emblée – tout autant qu’elles en réclament une relecture – la critique de l’industrie de la conscience. Cette industrie, pensée jadis par l’École de Francfort, peut en effet être comparée à un « système intégré » qui livre un ensemble de produits tout autant que les modes d’usage de ces produits. Aujourd’hui, l’analogie entre ce système, Internet et d’autres médias numériques (vidéo, installation, etc.) en tant que dispositifs ouverts et balisant partiellement pourtant les usages qu’ils autorisent, appelle une rencontre entre critique de l’industrie culturelle et humanités numériques.        

Partant de ce constat général, la journée d’études Théorie critique et humanités numériques ne se bornera donc pas à montrer en quoi la Théorie critique peut questionner aujourd’hui « le numérique » et les médiations qu’il induit dans le champ de la recherche, ni à rejouer l’évolution technique contre une posture critique qui aurait tourné le dos à la réalité (des techniques et des usages) depuis trop longtemps. Elle tentera plutôt d’établir comment des dispositifs récents peuvent participer à l’exercice de la critique, c’est-à-dire de découvrir dans quelle mesure des objets et outils numériques induisent aujourd’hui de nouvelles pratiques de recherche suscitées notamment par une réflexion critique sur ces objets et ces outils.

Affiche-programme de la journée d'étude:  

 

Org. : Björn-Olav Dozo, Caroline Glorie, Jeremy Hamers, Ingrid Mayeur.